Notre vocabulaire est notre outil de communication. C'est grâce à lui que nous construisons nos idées. Et non pas l'inverse. Ce n'est pas notre cerveau qui génère les mots pour énoncer nos pensées. Non, il se sert au contraire des mots qui sont à sa disposition pour nous permettre de structurer nos réflexions. Preuve en est que nous pensons effectivement dans notre langue parlée et non pas dans une langue qui nous serait propre et unique.
De même que le langage, l'économie est l'un des outils les plus fondamentaux de nos sociétés et, par construction, il s'impose avec tout le vocable qui lui est assorti. Ainsi, si vous souhaitez quitter le capitalisme, il vous faudra vous séparer de mots pour vous défaire de leurs maux. Il est en effet impossible de penser hors du cadre qui nous structure tant que les mots comme "profit", "intérêts" ou "rentabilité" nous accaparent l'esprit.
Pour vivre et construire un réel changement, il nous faut penser un mode de société dépourvu de ce vocabulaire. Que restera-t-il quand nous aurons effacé les "pertes", les "risques" et les "paris" ? Car, voyez-vous, l'argent n'existe pas ! C'est-à-dire que la monnaie est une invention de l'esprit humain à laquelle nous adhérons tous. Elle semble fonctionner et cela nous rassure, mais elle n'en est pas moins irréelle. Mais si la monnaie est fictive, en un sens, alors la vraie question à se poser est "Pourquoi pouvons-nous la perdre ?". Comment quelque chose d'inventé de toute pièce pourrait-il être perdu ? D'ailleurs, s'il était impossible de la perdre, alors il n'y aurait aucun risque à l'investir. Et alors investir ne serait pas un paris.
Si la monnaie est fictive alors pourquoi pouvons-nous la perdre ?
S'extraire d'un vocabulaire contraignant permet de penser de façon nouvelle. En faisant cela, nous pouvons imaginer une économie réellement subversive, dans le sens qu'elle révolutionne profondément son domaine. Ainsi, faisant fit de la propriété qui veut que la monnaie investie puisse être perdue, nous acceptons qu'il n'est alors pas non plus possible d'en gagner. Dans ce cas nul profit, nul intérêt et nulle rentabilité ne sauraient être envisageables. Mais l'absence de gain financier n'est pas un mal, étant donné qu'il n'est que le revers d'une médaille qui à son dos contient la perte. Et il serait erroné de penser que seul l'aspect économique prévaut et qu'il soit déconnecté de tout. Car, si personne ne perd ni ne gagne de monnaie, tout le monde profite néanmoins du résultat physique, bien réel quant à lui, des investissements. Et alors, en somme, tout le monde est gagnant.
Pour donner un exemple concret à ces réflexions, partons d'une boulangerie. Si, dans le cadre du capitalisme tel qu'il est aujourd'hui, je vous demandais d'investir de l'argent dans ma boulangerie. Vous le feriez peut-être, mais seulement si vous étiez sûr d'avoir, à terme, ou même à court terme, un retour sur investissement. Dans le cas contraire, même si je faisais le meilleur pain du monde, il serait hors de question que vous m'envoyiez de l'argent sans avoir à y gagner. C'est le principe même de la spéculation : faire fructifier l'argent. Du temps d'Aristote, gagner de l'argent grâce à l'usure (i.e un prêt avec intérêts, en somme) était un péché puni de mort. Ce qui, selon moi, était cohérent, bien que peut-être un tantinet exagéré, mais passons. Tout ça pour dire qu'il faudrait que ma boulangerie soit de grande envergure ; qu'elle propose des prix attractifs ; qu'elle produise et vende beaucoup de pain ; qu'elle utilise des farines peu chères pour augmenter au maximum les marges. Dans tout ça se perdent l'amour du pain, le plaisir de la boulange et la lenteur de la petite échelle locale. Alors là, impossible, ou hautement improbable que mon pain reste le meilleur du monde.
Maintenant, imaginez un contexte économique différent. Vous avez deux monnaies : une monnaie qui vous sert à faire vos achats de la vie de tous les jours ; et une monnaie d'investissement, qui ne peut qu'être investie, rien d'autre. Ce contexte a un impact colossal : l'investissement de votre monnaie d'investissement n'a aucun rapport avec votre monnaie d'usage. C'est-à-dire qu'envoyer de l'argent pour investir ne vous empêchera jamais de vous payer à manger. Dans ce cas seulement, l'investissement peut se faire sans retour, sans volonté de faire des gains financiers. Avec un tel cadre, ma boulangerie devient autrement plus attrayante. (Je vous rappelle que je faisais, dans l'exemple, le meilleur pain du monde, c'est peu dire). Sachant cela, vous investissez désormais dans ma boulangerie, non pas pour gagner de l'argent, car ce que vous investissez ne vous reviendra jamais, mais pour avoir un pain délicieux disponible à l'achat à côté de chez vous. Et ça, c'est un réel retour sur investissement.
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